Du malaise à allaiter en public

Quand j’ai commencé à allaiter, j’ai fait comme beaucoup d’autres: je me suis isolée (pas longtemps: pourquoi aurais-je dû manquer toute l’action?), j’ai couvert mon sein (pour paraphraser Molière, que vous ne sauriez voir (1)) et j’ai eu trop chaud, puis j’ai adopté une attitude de je-m’en-foutisme aiguë et j’ai nourri mon bébé en public.

Symbole international de l’allaitement (image de Matt Daigle, source Wikipédia).

Apparemment, je ne suis pas la seule à balancer entre la modestie et l’exhibitionnisme (ou, disons, entre faire attendre le nourrisson pour des conditions plus « décentes » et le côté pratique de nourrir à la demande n’importe où). Et ce matin, je me suis demandée pourquoi il existe un malaise à allaiter en public (que ce soit venant de la mère ou venant des témoins de la scène (2)). Encore une fois, il s’agit d’une piste de réflexion de ma part (donc, un sujet à fouiller plus en profondeur).

Pour commencer, énonçons une évidence: allaiter en public n’est pas un problème pour toutes. Que ce soit celles qui, individuellement, n’ont pas ou peu de scrupules à le faire (ainsi que celles qui ne peuvent ou ne veulent pas allaiter), ou que ce soit les cultures où les seins sont moins sexualisés, le contexte varie (et les réactions également).

Seconde évidence, dans les cultures où allaiter en public est un problème (ou peut en être un pour certaines personnes), le problème est avant tout de voir une partie du corps qui ne devrait pas être visible à tou.te.s, ou ce qu’on peut résumer par l’équation seins = zones érogènes = sexualité = honteux. Je ne m’attarderai pas ici à faire un historique de la sexualisation des seins dans les sociétés occidentales (et je me risquerai encore moins à un aperçu ethnographique), ni à expliquer pourquoi la sexualité est une chose à cacher. Il y a tout de même des clichés qui sont discutables: ainsi, en anthropologie, on s’étonne que l’être humain féminin soit le seul mammifère dont les seins restent gros en dehors des périodes d’allaitement (c’est devenu un attribut sexuel secondaire pouvant servir à identifier le sexe d’un individu, et l’atteinte de la puberté – donc, la disponibilité sexuelle potentielle – dudit individu). Il semblerait aussi que seulement chez l’être humain la manipulation et les attouchements des seins soit associés à l’acte sexuel (source ici, bien que j’aie un doute (3)) .

Jeune babouin hamadryas (photo de Christian Jansky, source: Wikipédia). L’allaitement est une caractéristique clé de la famille des mammifères.

Par contre, que les seins deviennent uniquement associés à la sexualité est à mon avis un dangereux raccourci, soit lorsqu’il empêche des mères d’allaiter (donc de remplir un des besoins vitaux de leur poupon ou d’en retarder la satisfaction), soit lorsqu’il autorise certaines personnes à intervenir auprès d’une femme allaitant, que ce soit pour l’exclure, l’insulter ou que sais-je encore. En gros, il s’agit d’une forme de discrimination: tenter de faire honte à une femme (forme de body shaming?) pour une fonction corporelle, exclure les femmes allaitantes de l’espace public, faire perdre des droits (le droit d’être dehors, le droit de se nourrir pour l’enfant et le droit de nourrir son enfant, le droit d’être confortable avec son corps et avec l’allaitement). L’allaitement n’est pas un acte sexuel. Les seins ne servent pas qu’au plaisir sexuel (4).

Il faut aussi se souvenir que les femmes subissent actuellement une pression extrêmement forte pour allaiter leur(s) enfant(s) . On déclare sur toutes les tribunes son incontestable supériorité face au lait maternisé (ou lait artificiel). Je suis tout à fait d’accord avec le principe: le lait d’humain est la meilleure nourriture de base. Ce qui m’amène à être confondue devant cette situation grotesque: on force presque les femmes à allaiter, mais on fait tout pour leur compliquer la vie si elles veulent le faire.

Ainsi, il importe de faire valoir des bémols:

  • Si on doit favoriser l’allaitement, il ne faut pas faire culpabiliser celles qui ne peuvent pas allaiter correctement, pour quelle que raison que ce soit;
  • L’allaitement peut être un choix: il faut donc informer correctement les femmes, leur donner l’heure juste (avantages et inconvénients possibles), et leur fournir des ressources pour les aider si elles souhaitent allaiter (non, ce n’est pas instinctif!). Ces simples mesures ne sont pas toujours faites de façon adéquate;
  • Finalement, si on favorise l’allaitement, il faut également le permettre partout: empêcher une femme d’allaiter, de quelque manière que ce soit, devrait être illégal, ce qui suppose des campagnes gouvernementales, voire de santé publique, pour expliquer que non, ce n’est pas indécent, ni sexuel.(5)

Je reviendrai dans un autre texte sur le lait maternisé.

(1) Plus précisément, voici le texte:

« Couvrez ce sein que je ne saurais voir.
Par de pareils objets les âmes sont blessées,
Et cela fait venir de coupables pensées. »
(Tartuffe, acte III, scène II, vers 860-862, cité in: Wikipédia)

(2) Il semblerait que mon expérience soit moins pénible que celles de d’autres mères, puisque Internet regorge de témoignages de gens priant plus ou moins poliment une femme en train d’allaiter de se cacher (le sein ou d’aller ailleurs), alors que je n’ai personnellement jamais eu ce genre d’interaction. L’exemple le plus hypocrite à mon avis est celui en 2014 de la boutique de lingerie Victoria’s Secret qui a expulsé une mère en train d’allaiter (voir la nouvelle ici). Quoi, « montrer » un sein devant des photos géantes de dames en soutien-gorge, c’est inconvenant?

(3) J’ai un doute cependant sur les chimpanzés bonobos (qui ont une sexualité extrêmement semblable à la nôtre): il faudrait que je vérifie dans le livre de ces auteurs pour voir s’ils ont tenu compte de nos cousins lorsqu’ils affirment que nous sommes les seuls à sexualiser les seins.

(4) L’indécence des seins nus n’a pas la même portée suivant la culture: au Canada et aux États-Unis, il est presque impossible pour une femme d’être poitrine nue (sauf dans des endroits pour naturistes, où la nudité est intégrale), alors qu’il y eut la mode dite du monokini dans les années 70-80 sur les plages en Europe (mais voir ici pour le constat que c’est à la baisse). Par contre, le mouvement des Femen (où la nudité des seins est un acte politique) et leur judiciarisation notamment en France montre que les opinions face aux seins nus sont loin d’être unanimes. Et qu’on me pardonne de voir un double standard face à des hommes qui peuvent s’exhiber (et dont la poitrine dépasse parfois même la mienne).

(5) Et puis sérieusement? Être émoustillé.e par la vision d’une femme allaitant un bébé? Navrée, mais il y a des fantasmes sexuels que je ne comprendrai jamais.

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