De l’angoisse de la paternité

Vénérez la maternité, le père n’est jamais qu’un hasard. (Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra)

Derrière cette citation archiconnue se cache une sorte d’angoisse: celle du père, jamais pleinement sûr de son statut, de son droit sur l’enfant à naître ou déjà né.

Portrait de Friedrich Nietzsche (1844-1900). Ça fait toujours très classe de montrer qu’on connaît ses classiques… (source de l’image: Wikipédia).

La question est en effet délicate: si on peut être à peu près certain de l’identité de la mère biologique d’un humain (sauf dans les cas d’échanges d’enfants dans les contes et dans les pouponnières), en revanche, celle du père repose sur les affirmations de madame.

J’ai envie ici de relever quelques réponses dans diverses cultures et époques à ce problème.

Bien sûr, j’ai déjà parlé de l’exposition des enfants dans la Rome antique. On peut supposer que l’enfant non désiré par ses parents ou mal formé, mais aussi celui que l’homme suspectait d’être le fruit d’amours défendues, était abandonné sur la place publique.

Sculpture de la louve capitoline (13e s.) avec les jumeaux Rémus et Romulus (ajoutés au 15e s.). Fils de Mars abandonnés dans le fleuve Tibre, leur légende raconte qu’ils auraient été recueillis et nourris par une louve, avant de fonder la ville de Rome. On a ici non seulement un symbole de Rome, mon exemple, mais aussi celui d’enfants exposés, mon sujet (source de l’image: Wikipédia).

Par contre, en Chine ancienne, on ne se souciait pas toujours de la paternité. Granet (1968: 350) relate que:

Le fait de la paternité n’est, en lui-même, générateur d’aucun lien. Un homme peut traiter en fils l’enfant de sa femme, même quand il ne l’a pas engendré ou quand, par exemple, il en a obtenu la naissance après avoir ouvert son harem à ses clients. En revanche, le fait d’être l’enfant de l’épouse n’implique jamais le droit d’être tenu pour fils par le mari. (Granet, 1968: 350).

En fait, on fonctionnait par génération alternée pour les liens : le fils avait une relation amicale et affectueuse avec son grand-père paternel, alors que son père était vu comme son compétiteur, un adversaire dont il cherchait à se débarrasser (pour hériter, entre autres).

L’empereur chinois Qin Shi Huang (vers -259 – -210) est le premier à avoir unifier la Chine et mis fin à l’époque des Royaumes combattants. Sa mère (Zhaoji) a d’abord été une concubine pour un marchand (Lü Buwei), avant que celui-ci la laisse au prince Yi Ren. Étant donné ces deux relations, certains des ennemis de l’empereur ont profité de l’occasion pour insinuer que Qin Shi Huang aurait été le fils du marchand et non celui du prince… idée qui est maintenant écartée (source de l’image: Wikipédia).

Jusqu’en 1975, le droit français faisait une discrimination entre les « enfants naturels » (nés hors-mariage ou résultant d’adultères) et les « enfants légitimes » (issus d’un mariage) (voir Wikipédia pour d’autres exemples).

Plus récemment, Malinowski (1884-1942), coincé sur les Îles Trobriand durant la Première Guerre mondiale, en a profité pour récolter des notes pour un des plus importants classiques en anthropologie, Les Argonautes du Pacifique occidental.

Cartes montrant les Îles Trobriand, au Nord de la Papouasie-Nouvelle-Guinée. Malinowski y a étudié un système d’échanges rituels appelé la kula, qui obligeait les Trobriandais à de grands voyages entre les îles pour troquer des colliers et des bracelets en coquillages, ainsi que toutes sortes d’autres marchandises – les bijoux étant l’excuse pour entretenir des liens avec des partenaires commerciaux privilégiés (source de l’image: Wikipédia).

Au passage, Malinowski note aussi une particularité très étrange sur les rapports familiaux:

La paternité physiologique est inconnue, et aucun lien de parenté ou de sang n’est supposé exister entre le père et son enfant, à l’exception de celui qui s’établit entre le mari de la mère et l’enfant de l’épouse. Malgré cela, le père est l’ami le plus proche et le plus affectueux de ses enfants. (Malinowski, 1989: 129)

Oui, vous avez bien lu: le « père » n’a tout simplement rien à voir dans la conception de ses enfants pour les Trobriandais. Il n’est que le compagnon de la mère, mais cela ne l’empêche pas de participer activement aux soins aux enfants (ceux de sa femme!). Et ce n’est pas du n’importe quoi! C’est un système de parenté qu’on appelle avunculaire, où c’est l’oncle maternel qui joue le rôle de figure masculine pour l’enfant (autorité, héritage, etc.).

Descendance, succession, rang social suivent la lignée féminine – un homme appartient toujours à la division totémique et au groupement local de sa mère, tout comme il hérite de son oncle maternel. (Malinowski, 1989: 94)

Finalement, un dernier exemple ethnographique, chez les Baruya de Nouvelle-Guinée cette fois, où le sperme de l’homme est considéré comme essentiel pour faire naître l’enfant dans le ventre des femmes (ce qui ressemble assez à nos conceptions, je vous l’accorde), mais qui forme aussi le corps de l’enfant – enfant qui lui ressemblera, c’est forcé.

Pour les Baruya, un enfant est d’abord et avant tout le produit de l’homme, du sperme de l’homme, de son ‘eau’. Mais le sperme de l’homme, une fois enfermé dans la femme, se trouve mêlé aux liquides de la femme, à son eau. Si le sperme de l’homme l’emporte sur l’eau de la femme, l’enfant sera un garçon, si c’est l’inverse, ce sera une fille. Mais l’homme ne se contente pas de fabriquer l’enfant avec son sperme, il le ‘nourrit’ ensuite par des coïts répétés et le fait croître dans le ventre de la femme. (Godelier, 1996: 90).

Couverture du livre de Godelier dans son édition de 1996. Je n’ai pas trouvé d’autres images montrant des Baruya. Apparemment, le touriste n’y est pas très développé (ce qui ne m’étonne pas: on ne les a « découverts » qu’en 1951 parce qu’ils vivaient trop loin dans les montagnes et la jungle) (source de l’image: Amazon.ca).

On a donc à la fois l’explication du sexe de l’enfant (mâle si le sperme est fort, femelle si l’eau de la femme l’est) et de l’aspect physique du bébé. Malheureusement,  je ne sais pas ce que les Baruya faisaient d’enfants nés en dehors du mariage… Mais compte tenu des violences envers les femmes, je ne serai pas surprise que ça se passe mal.

Il y a à peu près autant de conceptions et de pratiques que de peuples: nous n’en ferons pas le tour ce soir. Pour revenir à Nietzsche, on peut aussi comprendre son idée comme l’injonction à respecter la mère, même si le père est inconnu… Sur ces paroles de tolérance, bonne nuit.

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